vendredi 11 janvier 2013

les 3 enfermements

     Héraclite disait:"Chacun vit dans son monde, seul l'être éveillé vit dans le monde."

     Mais, de quoi est fait notre monde, le monde dans lequel chacun vit, tout en étant persuadé de vivre dans le monde ? 
Ce monde individuel est le produit d'une construction psychique  de plus en plus élaborée au fil de l'évolution. L'étape la plus primitive dans le processus de construction de la représentation du monde concerne la représentation spatiale. Ensuite vient le plan temporel, et enfin le plan conceptuel. 

     Se situer dans l'espace constitue un enjeu majeur pour la survie. Tout organisme vivant en relation avec son environnement développe grâce à son système nerveux une représentation spatiale du monde dans lequel il évolue. Au fur et à mesure que cette représentation des objets et de leurs distances respectives se précise, le système nerveux se complexifie en produisant de nouveaux réseaux de neurones. Ainsi l'intéraction entre la fonction perceptive et les diverses activités qu'elle conditionne produit une évaluation de l'environnement de plus en plus riche. Le même phénomène se produit sur le plan temporel. Dans certaines situations, il est vital de pouvoir estimer la durée nécessaire à un prédateur ou à une proie pour parcourir une certaine distance. Il y a donc une nouvelle notion de relation entre l'espace et le temps qui apparaît. 

     Dans le prolongement de ces estimations primitives, les deux grandes représentations que sont le passé et le futur dans la vie des êtres humains, vont prendre de plus en plus d'importance. Ainsi se construit le reflexe d'aller chercher dans le passé des souvenirs qui nous permettent d'anticiper des menaces situées dans le futur, pour éviter des situations dangereuses, ou inversement, de répéter des situations positives ou rassurantes. Ce reflexe a pour conséquence de nous enfermer dans une sorte de prison temporelle passé-futur qui renforce la première prison de la représentation spatiale. 

     Nous construisons donc des images du monde qui, dans un premier temps, sont tout à fait nécessaires à notre survie. Mais les enjeux que ces images comportent sont tellement importants, sur le plan physique d'abord, puis plus tard sur le plan symbolique, qu'ils mobilisent toute notre attention, toute notre énergie. Progressivement, ces images acquièrent une vie propre, autonome, et finissent par faire écran entre nous et la réalité qu'elles sont sensées représenter. Elles font comme un effet miroir, qui nous constitue en une entité séparé d'un côté, et le monde de l'autre.  

Il y a un troisième enfermement, un troisième mur d'enceinte, c'est la prison conceptuelle. En effet, le mental, c'est à dire la partie de l'esprit prise en otage par la vision centrée uniquement sur l'ego, s'empare de ces deux premières expériences de l'espace et du temps qui viennent d'être décrites, pour élaborer une troisième représentation qui en est la conséquence directe, celle du moi. Le piège se referme. Le fait même de se représenter enfermé à l'intérieur d'une image du temps et d'une image de l'espace constitue la prison de haute sécurité dont il est très difficile de s'évader.

     Nous sommes là au coeur du phénomène de l'identification à l'idée du moi. Le temps et l'espace, loin d'être des entités objectives extérieures à nous sont en fait des structures constitutives de notre perception. Ce sont comme des effets de perspective illusoires de notre être au monde. Il n'y a pas de moi sans temps et sans espace. Les représentations de l'espace et du temps sont à la racine du concept du moi. Il suffit de voir que cette construction est purement mentale et ce par quoi cela est vu se révèle alors comme la seule réalité. L'inversion de cette perspective signe la libération.    

jeudi 10 janvier 2013

Vivre en temps réel



     Stop. Arrêtez-vous, là,  maintenant, tout de suite. Qu’avez-vous fait par exemple, de cette phrase que vous venez de lire à l’instant ? Où est-elle passée ? Où a-t-elle disparue ? Soyez honnêtes, vous n’en savez rien. Vous ne lui avez même pas laissé sa chance, le droit de vivre sa vie de phrase. Vous ne lui avez pas laissé le temps de déployer toute son amplitude, de venir se déposer et résonner dans la profondeur du silence que vous êtes essentiellement, et par la même occasion de vous révéler la profondeur de ce silence. 

   Ici il est bon de rappeler que le langage procède malgré son apparente rigueur par métaphore. Le mot n’est pas la chose. Ici le silence est une image pour évoquer la nature de ce « je » que nous sommes en train d’interroger. Qu’est-ce qui s’est passé concrètement dans la seconde qui a suivi la perception de cette phrase ? Vous avez laissé le mental faire le travail à votre place. Avant même que vous en ayez conscience, la machine à broyer, disséquer, déchiqueter et finalement recracher, s’est mise en route. Et ce mental, c’est une machine qui n’a pas de bouton d’arrêt d’urgence. Quand elle a commencé, elle ne s’arrête plus. Elle va jusqu’au bout. Au point que si vous retombez quelques années plus tard sur cette même phrase qui aurait pu transformé votre vie, vous ne la reconnaissez même pas. 

     Vous êtes un peu dans la situation d’un type qui après une soirée un peu trop arrosée, le lendemain matin rencontre une superbe fille. Quand elle lui annonce qu’ils ont passé la nuit ensemble, il ne peut tout simplement pas le croire. Et vous vous étonnez après ça qu’il ne se passe rien d’intéressant dans votre vie. 

     Ce qui vient de se passer avec cette phrase, se passe exactement de la même manière dans votre vie. Nous sommes tous en passe de devenir des Alzheimer ontologiques. Nous sommes à chaque instant en train de perdre la mémoire immédiate de ce que nous sommes. 

     Sous la pression d’un manque imaginaire, notre mental crée à notre insu, mais nous en sommes complices, un objet imaginaire qu’il faut obtenir à tout prix, sous peine d’être dans l’impossibilité d’être heureux. Cet objet bien entendu peut être matériel ou symbolique. Il s’exprime à travers des phrases telles que : « Quand j’aurais… », «Si seulement cela ne s’était pas passé comme ça… ».En nous imposant une condition avant de pouvoir commencer à vivre vraiment, nous nous condamnons à ne jamais vivre pleinement. 

     Ainsi, nous sommes focalisés, hypnotisés par cet objet manquant en oubliant le sujet que nous sommes, en nous trahissant nous mêmes, en étouffant ce que nous avons de plus précieux, c’est à dire ce que nous sommes. Nous sommes dans une fuite en avant, vers la prochaine phrase, la prochaine rencontre, le prochain événement qui pourrait nous sauver. Mais il n’y a rien à sauver. Il n’y a rien à jeter non plus. C’est la totalité que nous sommes qui nous embrasse à chaque instant, en temps réel.

lundi 10 décembre 2012

La stratégie du mental

          Avant tout, nous devons définir dans quel sens nous utilisons le terme mental. "Mental" désigne la faculté de penser prise en otage par l'ego. Cette partie du fonctionnement de l'esprit est détournée au service de la défense de l'idée du "moi". Elle est donc, parasitée, détournée par la peur de la disparition de l'ego. Cette pensée n'est plus objective pour rendre compte de la réalité. L'émotion, consciente ou inconsciente colore ou travestit le regard sur la réalité et même propose une version imaginaire de la réalité. Il n'y a aucune objectivité, aucune rigueur à attendre de ce mental. On ne peut pas lui faire confiance. C'est pourquoi la rigueur et la vigilance sont indispensables dès qu'on aborde le domaine de l'enseignement.

          Dès l'instant où vous entendez une phrase, en particulier dans le cadre de l'enseignement, il faut se demander de quel lieu cette phrase est entendue. Tout se joue là.

          Généralement, le réflexe du mental, dans la seconde qui suit, va consister à filtrer tout ce qui est inattendu, imprévu, tout ce qu'il ne peut pas contrôler. Il va élaborer une interprétation négative de cette nouveauté. Il décide qu'il s'agit d'une nouvelle expérience désagréable, inconfortable, et s'empresse de la refuser pour tenter de la remplacer par un autre état plus rassurant. Cet état, il sait très bien le reproduire. Il lui suffit de créer un jugement qui discrédite cette expérience à priori désagréable.

           Le mental garde toujours à sa disposition toute une série de références, d'associations de pensée qu'il utilise pour former un barrage contre la possibilité que cette nouvelle information vienne le perturber et remettre en question l'existence fictive de l'ego.

           Il est très habile pour brouiller les pistes. Si vous commencez à l'écouter, ce que nous faisons en permanence sans le savoir, au bout de quelques phrases, vous ne savez plus de quoi il était question au départ. Et le tour est joué. Il a gagné. Il vous a roulé dans la farine. Vous vous êtes faits complètement enfumés. C'est le mental qui fait la loi. Tout est une question de vigilance. Si vous êtes suffisamment présents à vous-même vous le verrez venir aussi rapide soit-il. Ses interprétations de la réalité n'auront plus aucun effet hypnotique  sur vous, et l'intuition de l'intelligence du vivant sera alors pleinement disponible.

           Il suffit de regarder comment cela se passe. A chaque instant, il faut vous demander de quel lieu vous écoutez, où vous vous situez. Ce n'est qu'à partir du silence que vous êtes que vous pouvez réellement entendre ce qui est dit. Ici, il ne vous est pas demandé de vous retourner vers le passé, pour y découvrir des secrets enfouis qui seraient la cause de votre malheur. Ici, il ne vous est pas demandé de vous projeter vers l'avenir pour mieux réussir dans la vie, ou d'aider vos proches, ou de devenir quelqu'un de bien. Il ne vous est pas demandé de devenir plus intelligents, plus forts, plus courageux, meilleurs.

           Il ne vous manque rien. Vous êtes complets tels que vous êtes. Ici, il ne vous est pas demandé de faire une nouvelle expérience. Il vous est seulement proposé de ne plus faire ce que vous passez votre temps à faire, c'est à dire faire des expériences en oubliant celui qui fait des expériences. Il vous est simplement proposé de ne pas oublier celui qui fait l'expérience.

           Ici, là, maintenant, vous pouvez apprécier la qualité très particulière de cet espace vivant que vous êtes. Cet espace est vide, sans limite, silencieux, paisible, libre. C'est cela que nous ne pouvons même pas partager, car c'est ce que nous sommes, c'est notre nature même. C'est ce "je suis" qui n'appartient à personne.

mercredi 17 octobre 2012

Eveil et réalisation


     La représentation de la forme individuelle créée par le mental est comme le trou noir dont parle les astrophysiciens. Cette représentation aspire en elle la conscience, l'absorbe, la cristallise. C'est ce que l'on appelle l'ego. Cela a toutes les apparences d'une restriction de l'infini à une forme limitée.

     Lorsque cette force d'aimantation de la conscience vers cette représentation particulière se relâche, parce que cette force est reconnue comme le goût même de la conscience, alors la conscience n'étant plus enfermée dans une représentation individuelle exclusive, redevient ce qu'elle a toujours été, ce qu'elle n'a cessé d'être malgré les apparences, c'est à dire pure présence. La réalité déroule pour elle-même son propre spectacle sans qu'il n'y est personne pour y assister.

     Alors il n'y a plus ni intérieur  ni extérieur, ni avant ni après.
Ce processus au cours duquel la conscience est libérée de l'identification à une représentation particulière, le moi, constitue un événement, un phénomène qui arrive, dont on peut faire le récit après coup. Mais il s'agit toujours d'une expérience. L'éveil attire les chercheurs car il s'agit d'une expérience radicalement nouvelle et le mental est attiré par la nouveauté.

     La réalisation, elle, n'est pas une expérience. Elle n'est affectée ni par l'identification ni par l'éveil. Elle inclue ces deux aspects. La réalisation, on préfère généralement la laisser de côté, elle met mal à l'aise, elle donne le vertige. Le mental a horreur du vide. C'est la nuit obscure, la mort à soi-même, l'extinction de toute image de soi. Le réflexe de se raconter une histoire à propos de ce qui arrive pour lui donner du sens n'est plus indispensable à la survie du moi. Il n'y a plus rien à défendre. Alors, prendre conscience qu'il n'y a personne qui prend conscience,  que l'on ne sait rien de ce qui est, suffit pour se trouver au coeur de ce qui est. 

     La réalisation, on ne peut rien en dire puisqu'elle réduit à néant la notion même d'histoire aussi bien personnelle qu'universelle. Il ne s'agit pas de nier la légitimité de cette histoire qui est à la base de la construction de la personnalité et de toute culture. Mais simplement de constater qu'elle présuppose les catégories de temps et d'espace, qui, elles sont relatives. Le temps et l'espace ne sont donc d'aucun secours en ce qui concerne l'interrogation sur l'immédiateté, c'est à dire sur le fait d'être. L'insistance avec laquelle nous construisons un récit de notre vie finit par faire de nous l'objet de notre récit. On peut apprécier avec quelle maestria nous nous sommes manipulés nous-mêmes en faisant de nous les personnages d'une fiction, alors que nous aspirions à devenir des êtres libres.

     Peut-on échapper à ce subterfuge du mental, ou est-on condamné à demeurer les esclaves de ce fonctionnement mental, c'est à dire de nous-mêmes ?

     Vu du point de vue de l'identification à la représentation d'une entité séparée, la réalisation ne peut être qu'une idée qui apparemment détourne ce qui est de ce qui est.
Ce n'est qu'à l'intérieur de la description que nous nous faisons de la réalité, qu'il existerait un événement appelé réalisation. En réalité, il n'en est rien.

     L'idée de progrès sur le chemin de la recherche de la vérité n'est qu'un alibi pour conforter ce récit illusoire que nous nous faisons à chaque instant de nous-même. Défendre la nécessité de la recherche, ou affirmer l'inutilité de la recherche, ces deux positions sont les deux faces d'une même pièce, la pièce de monnaie de singe du moi. Ces deux attitudes ne tirent leur importance que du moi. Le sérieux avec lequel elles sont prises confirme l'apparente existence du moi. Mais le sérieux, loin d'être condamnable, a tout à fait sa place. Il a une fonction très précise de révélateur de son contraire, la futilité. Appliqué à la réalité quotidienne, il agit comme ce produit de contraste que l'on injecte dans un corps pour mettre en évidence les traces d'une maladie.

     On peut en dire tout autant du dilettantisme. L'amateurisme, le laissez-aller constituent un autre mode d'investigation de la réalité. Le sérieux, la rigueur, comme l'oisiveté,  le dilettantisme, peuvent apparaître comme des modes d'exploration de ce qui est par ce qui est. Cette dernière phrase provoque-t-elle une réaction?
Arrivé à ce point de la tentative de description de la recherche spirituelle, il est temps de dévoiler l'arrière scène de cette description. Tout ce qui vient d'être dit est faux. En effet, pour être entendu par le mental, la recherche a été décrite du point de vue du moi, sinon le mental n'aurait disposé d'aucun point de repère pour fixer son attention. Mais cette entité supposée n'est pas réelle. Donc rien de ce qui vient d'être dit n'est vrai. La réalisation ou la libération n'est pas personnelle. De même que la recherche n'est pas personnelle malgré tous les efforts que vous êtes persuadés d'avoir fait depuis des années.

     Et enfin, pour aller plus loin dans l'horreur, le moi lui-même n'est pas personnel car il n'  y a personne pour avoir élaboré obstinément durant toute une vie, cette fiction si attachante.
Voilà, après ces trois nouvelles totalement inaudibles, vous pouvez, soit prendre un cachet d'antidépresseur et aller vous coucher, soit sauter de joie, sortir, danser dans la rue en embrassant tous les passants. Mais, dans tous les cas de figure, il n'y a aucune inquiétude à avoir. Cette chère personnalité, si riche, si précieuse, s'exprimera d'une manière ou d'une autre, que vous ayez ou non la croyance qu'il existe un vous pour décider.

      Il se trouve que la question à propos de l'immédiateté de l'être apparaît comme jaillissant elle-même directement de cette immédiateté. Il y a prise de conscience qu'il n'y a personne qui prend conscience. Le syndrome généralement constaté est un immense éclat de rire. Il n'y a pas d'autre à "être". La simplicité à être est alors une évidence.

jeudi 20 septembre 2012

A propos des rencontres...


      N'attendez pas qu'on vous raconte des histoires, surtout pas l'histoire de celui que vous venez rencontrer.
Lorsqu'une histoire rencontre une autre histoire, ça finit toujours par faire des histoires. Car toute histoire à pour but de faire exister celui qui la raconte. Le moi, en même temps qu'il crée une représentation qu'il croit réelle, en devient au moment même un effet induit.

     Lorsqu'une histoire rencontre ce qui est, c'est la fin de l'histoire. Aucune histoire n'y résiste, y compris l'origine de toutes les histoires, c'est-à-dire le moi. Même la fin de l'histoire fait partie de l'histoire. Mais tant qu'il y a une préférence pour se raconter des histoires à propos de ce qui est plutôt que le goût de se laisser rencontrer par l'intimité de la présence de ce qui est, alors il y aura toujours des histoires et même parfois de très belles histoires.
Les histoires, c'est bon pour endormir les enfants le soir. Quand vous aurez appris qu'untel  a suivi par exemple un enseignement auprès de tel ou tel maître, ça vous fera une belle jambe.
Penser est une fonction qui fait appel à la mémoire pour mettre en forme des informations, à propos de l'enseignement par exemple. Mais voir est possible quand tout est oublié, toutes nos croyances, y compris la dernière d'entre elles, celle de croire que nous n'avons plus de croyance. Ce n'est pas une affaire personnelle. Voir n'appartient à personne. Il n'y a personne pour voir. C'est pourquoi voir ne peut jamais être récupéré ou utilisé en fonction d'un but. Voir ce qui est, et ce qui est devient voir. Ce n'est pas une cause qui produit un effet, c'est simultané. Il n'y a plus de point de fixation, plus de représentation de moi ou du monde à laquelle se référer, plus rien à partir de quoi l'organisation mentale pourrait produire un semblant d'adhérence, un effet de trompe l'oeil qu'on appelle le moi. Avant d'être apparemment un chercheur qui croit chercher la réalité, nous sommes. L'ego est soluble dans ce qui est. Mais cela ne constitue pas un programme. Seule la pensée lui confère un statut à part de ce qui est. En réalité il n'en est rien. Donc aucune technique n'est proposée pour anéantir l'ego. Cette technique constituerait à son tour un moyen détourné par le mental pour assurer la survie imaginaire de cette crispation totalitaire qu'on appelle l'ego. L'ego est parfaitement légitime s'il reste à sa place en tant que fonction de coordination de la personnalité, et ne devient un problème que s'il est considéré comme une identité.